Le site des alternatives érotiques

Auteur/autrice : Maïa Mazaurette

  • Au sujet des touristes

    De temps en temps, je reçois sur Instagram le message d’un nouveau collectif artistique, club libertin, événement kinky, groupe de musique ou maison de production. Le message dit : “regarde ce qu’on fait, il y a du sexe, tu vas adorer”.

    Je souhaite bon courage à quelqu’un qui tenterait cette stratégie avec un scénographe de musée (“il y a de la peinture, tu vas adorer”) ou avec un journaliste gastronomique (“il y a de la nourriture, tu vas adorer”).

    Ceci dit, je devrais être habituée : notre culture traite la sexualité comme un monde à l’envers – en l’occurrence, un monde où l’expertise serait inversement proportionnelle à l’esprit critique. Dans ce monde-là, le mot sexperte est interchangeable avec le mot “passionnée”. Je vous rassure, l’un n’empêche pas l’autre. Mais sexperte est mon métier, pas un hobby. 

    Donc j’ouvre le message et là, je vois le traditionnel dégradé noir-rose-rouge (arc-en-ciel pour les queers), quelques paires de fesses qui gambadent, un téton, un toy, une cravache, un talon-aiguille, bref les suspects habituels – et vogue le navire. 

    Souvent, le résultat est aussi joli dans sa forme que consternant en termes d’inventivité. 

    C’est ce que j’appelle l’érotisme “touristique”. Les concepteurs du projet sont venus en low-cost et repartent au bout d’un week-end. Ils ont choisi d’aborder la sexualité pour s’amuser un moment, se faire connaître, se donner le frisson du risque (scoop : ça n’est pas risqué)… après ça, ils redeviendront des gens respectables qui parlent d’amour (pour les artistes) ou de thune (pour les autres).

    Malheureusement pour ces touristes, je suis une résidente permanente, avec passeport et vaccins à jour. 

    Pour moi, la sexualité est un territoire qui mérite mieux qu’un safari. Par ailleurs, je suis désolée d’annoncer cette triste nouvelle au monde entier, mais il est rare qu’on révolutionne un domaine auquel on ne s’intéresse pas. 

    On peut être le meilleur photographe du monde, mais si on n’a pris que trois photos érotiques dans sa vie, on ne va pas faire des miracles en termes de représentation du corps. Je n’essaie pas de jouer la gardienne du temple (y’a pas de temple), mais je voudrais rappeler que la sexualité ressemble au reste du monde : le travail paie, il ne suffit pas de mettre un téton pour qu’un contenu devienne cool.

    Bien sûr, les touristes sont les bienvenus. Mais quand je regarde leurs créations, j’ai le même sentiment que quand on me montre des photos de vacances : ce coucher de soleil ressemble à n’importe quel autre coucher de soleil. C’est très bien, mais ça n’est pas révolutionnaire.

  • Au sujet du mot “révolutionnaire”

    / BACKSTAGE

    Dans le monde de la sexualité, tout est révolutionnaire, tout le temps. Du moins si j’en crois les communiqués de presse que je reçois.

    Un nouveau sextoy ? Révolutionnaire.

    Une nouvelle idée ? Révolutionnaire.

    Le missionnaire le samedi soir lumière éteinte ? Révolutionnaire.

    Je comprends tout à fait que le job des attachés de presse consiste à m’intéresser à tel ou tel produit, mais je préférerais qu’on n’insulte pas trop mon intelligence au passage. Que certains neurones soient assoupis, perturbés par le manque de sommeil ou confits par trente années d’apéros dînatoires, c’est une certitude – et pourtant mon cerveau peut encore servir, je vous jure.

    Je sais bien que nous autres expertes genre & sexo (le métier est presque intégralement féminin) sommes les chiennes de la casse du journalisme. Je sais bien que nous sommes confondues avec des influenceuses (astuce pour nous différencier : nous ne sommes pas payées par des marques). Je sais bien que le monde de la sexualité est censé être rigolo, et qu’on ne va pas se prendre la tête avec des histoires de dictionnaire.

    Mais tout de même. Les mots ont une signification. Faire semblant de confondre évolution et révolution, c’est une insulte à l’intelligence. 

    En genre & sexo, les évolutions sont constantes mais les révolutions sont rares. 

    Les textes les plus modernes que j’ai lus sur le clitoris datent des années 70. 

    2007 est une date importante, parce que la pornographie arrive dans notre poche.

    Quant à la dernière petite révolution qu’a connue la pratique sexuelle, c’était le Womanizer en 2014 : les femmes ont pu accéder à des sensations intégralement nouvelles, normalement hors de portée de l’expérience humaine, et extrêmement efficaces. (Si je parle d’une “petite” révolution, c’est parce que la sexualité des femmes était déjà en voie de cyborgisation depuis plus d’un siècle.)

    Du coup, quand un énième email me propose un Womanizer dont la seule innovation consiste à être mauve / recyclable / plus silencieux / waterproof, ce n’est pas la peine de rajouter des points d’exclamation et de le qualifier de révolutionnaire (!!!).

    De même qu’il ne suffit pas d’écrire en rouge “une fable puissante” pour rendre un texte intéressant. Au passage : ce qui est vrai pour le mot “révolutionnaire” l’est aussi pour le mot “puissant”, tellement essoré qu’il ressemble à un vieux t-shirt informe. Ne parlons pas des essais qui “renversent la table” ou “redéfinissent la féminité”. Pour qu’une autrice (c’est toujours une autrice) “révolutionne votre sexualité”, elle a intérêt à s’être levée tôt le matin. 

    Face aux communiqués de presse, j’oscille entre la révolte et le renoncement.

    Peut-être que je suis juste blasée et que je devrais me reconvertir dans l’industrie pétrolière, laissant ma place toute chaude à une jeune chroniqueuse, qui ouvrirait ses emails comme on ouvre une malle aux trésors : “waou, un sextoy révolutionnaire !” (mais bien sûr, les jeunes chroniqueuses sont trop malines pour tomber dans le panneau).

    Finalement, peut-être que je me comporte comme la vieille dame que je suis devenue, attachée aux formes, à la mémoire de son métier sans mémoire (la sexualité s’écrit sur de l’eau). Peut-être devrais-je me réjouir de ne pas céder aux sirènes de la révolution permanente : chroniquer les petites ondulations du désir et du plaisir, c’est beaucoup moins fatigant que de cavaler après d’hypothétiques big-bangs orgasmiques.

    Mais beaucoup plus simplement, je rêve d’attachés de presse qui me parleraient comme à un être humain. 

    Je rêve de communiqués sans fausse complicité, sans prénom, des communiqués qui me vouvoient, écrits par une sexagénaire sympa et épuisée : “ceci est Womanizer standard, mais comme on a vendu les stocks de l’édition précédente, on a changé la couleur. Il marche bien, comme tous les Womanizers. Si les lectrices de votre journal ont perdu le câble de leur modèle actuel, peut-être apprécieraient-elles d’en racheter un nouveau, qui fera son honnête et patient job de sextoy, jusqu’au moment où il finira abandonné dans un tiroir au milieu de moutons de poussière. Il coûte 49 euros. Voici le dossier de presse. Je ne vous relancerai pas. Adieu.”

    Je mettrais l’info dans un coin de mes archives, et je garderais mes forces pour les (vraies) révolutions à venir.